Entretien avec Marie Madeleine Duruflé
Propos recueillis par Frédéric Denis pour le journal "Organ"
Réalisé le 07 avril 1999
 
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Pouvez-vous nous parler de vos études au conservatoire et comment vous y avez rencontré Maurice Duruflé ?
J'ai commencé mes études d'orgue seule, en autodidacte, puis je suis entrée dans la classe d'orgue de Marcel Dupré au Conservatoire de Paris. J'avais en fait attendu la fin de la guerre pour quitter le midi et monter à Paris pour rentrer chez Dupré. Je l'avais déjà rencontré et joué devant lui à Meudon mais il avait refusé que je vienne à sa classe, à cause de la guerre. Je suis donc rentrée au CNSM en 1945 dans son cours préparatoire, qui se faisait souvent chez lui. Comme j'étais bonne pianiste, cela m'a beaucoup aidé. De même, je suis entrée hors-concours dans la classe de solfège du CNSM à l'âge de 11 ans, au cours de la seule année où nous avons résidé à paris au cours de mon enfance. J'ai eu mon prix d'orgue en 1949. C'était certainement la plus grande année de la classe, et nous étions 4 à passer le prix. Nous devions accompagner et harmoniser des chorals grégoriens, improviser une fugue d'école, une improvisation libre. Pour l'interprétation, j'ai joué l'Allegro de la 6e Symphonie de Widor. Duruflé était alors professeur d'harmonie au Conservatoire depuis 1943 . Il était aussi l'assistant de Dupré pour la classe d'orgue lorsque ce dernier partait faire ses grandes tournées prestigieuses à l'étranger. Maurice Duruflé avait une spécificité musicale que nous aimions utiliser. En effet, lorsque nous voulions jouer du Franck, Dupré ne nous disait pas grand-chose, n'aimant pas que l'on en rajoute. Il n'aimait pas les gens qui en faisaient trop. M. Duruflé était extrêmement bon pour nous faire travailler cette musique. Il y avait une ligne directe entre lui et Franck qui passait par Tournemire. Cela nous intéressait beaucoup. L'intérêt pour nous était d'avoir deux professeurs aux conceptions et personnalités très différentes. C'est une choses très importante à souligner. Ils étaient très intéressants l'un et l'autre, musiciens, et surtout, complets. Il fallait entendre Dupré improviser une fugue à St Sulpice, avec un contre-sujet (Gegenthema) tenu d'un bout à l'autre. Et lorsque Duruflé donnait quant à lui le thème d'une fugue, c'était ravissant, la musique même. Lorsqu'on était reçu dans la classe d'orgue, on devait avoir le même niveau technique que pour le concours de sortie, comme aujourd'hui d'ailleurs. On peut dire que Duruflé avait une technique absolument parfaite. La différence avec Dupré et que, toujours sous l'influence de Franck, il avait une très grande liberté d'interprétation. Il aimait beaucoup l'orchestre et en avait une grande connaissance. Pendant longtemps il fut responsable à la radio comme membre de la commission du choix des Ïuvres. Il a sans doute été très marqué par la classe de composition de Paul Dukas. Dans sa classe d'harmonie, il était déjà très exigeant, comme il l'était avec lui même et les autres. Les élèves qui sortaient de sa classe pour aller en cours de contrepoint étaient réputes les plus forts, tellement ils avaient pris l'habitude d'une écriture riche.
 
      - Après vos mémorables concerts de 1989 à 1994 à Paris nous n'avons plus eu la chance de vous écouter en concert. Aurons nous la chance de vous réentendre un jour ?
Je suis actuellement en dehors du monde de l'orgue. En 1975, mon mari et moi avons eu un accident de voiture épouvantable qui nous avait déjà coupé du monde de l'orgue et actuellement, je vis encore les séquelles de cet accident. De 1975 à 1986, je me suis entièrement consacrée à mon mari tout en étant toujours organiste de St Etienne du Mont, et ce malgré de grandes blessures. A partir de 1987, j'ai pu m'occuper de moi-même et retrouver une santé normale. Et c'est en 1989 que j'ai pu recommencer à donner de grands concerts. J'ai joué à Paris, en province, et en Amérique. Mais donner une tournée aux USA demande beaucoup de temps et de travail. Il m'est arrivé de demeurer longtemps aux États Unis. Une fois, je suis resté six mois, à Dallas, entre concerts et cours, et je donnais six concerts à Paris la même année : Notre Dame, St Eustache,St Etienne du Mont, la Cathédrale Américaine, le Pavillon Baltard et d'autres encore. Jusqu'à l'année dernière, j'ai continué à jouer deux foi par mois à St Etienne du Mont, aux messes de 11 heures.
 
      - Vous ne jouez donc plus maintenant ?
Lorsque j'étais en Amérique, Monsieur le curé a nommé deux jeunes organistes très remarquables qui ont pris la relève. Il était noté dans leur contrat qu'ils devaient me laisser la place que je demandais. De toutes façons, j'étais la première à choisir. Cela a marché pendant un temps, puis je me suis encore cassé quelque chose et je n'ai plus pu jouer. Maintenant, il me reste mon orgue personnel de trois claviers. Mais vivant chez ma soeur qui est en quelque sorte mon infirmière, je ne joue qu'au piano, et je regrette parfois de ne pas avoir les pieds occupés.
 
      - Avez-vous eu une influence dans la composition des oeuvres de votre mari ?
Non, absolument pas. Lorsque nous nous sommes mariés en 1953, il avait déjà écrit la plupart de ses oeuvres principales et il venait juste de finir le Requiem qui fut donné la première fois en 1947. 1953 fut aussi l'année de de mon Prix International de Lyon. A ce moment là, nous étions encore fiancés et il fut sollicité pour être de jury. Il refusa évidemment d'y participer...
 
     - Par la suite, vous avez donné ensemble un nombre considérable de concerts en Amérique. En tant que "Madame Duruflé", vous demandait-on souvent de jouer les oeuvres de votre mari?
Oh oui ! Je ne pouvais pas donner un concert sans qu'il y ait une partie Duruflé. Et c'est justement dans ses oeuvres que je jouais selon ses idées, où j'avais le plus de succès. Le public attendait cette partie du programme. Les plus grands moments furent certainement les premières auditions aux États Unis de ses transcriptions d'improvisations de Vierne et Tournemire. Bien sûr, les créations eurent lieu en France, mais leur succès fut retentissant en Amérique. Souvent, lorsque nous arrivions quelque part, je ne savais même pas ce que j'allais jouer. Ce n'est qu'au moment de répéter ensemble dans la salle de concert que je le savais. Il discutait lui-même le programme avec les organisateurs et au dernier moment me disais : tu vas jouer ca, ca et ca. En arrivant aux État Unis la première fois, il a eu des problèmes de dos très importants après un voyage dans un de ces appareils ÆvolatileÒ. Il n'a donc pas pu faire le premier concert. C'était à Philadelphie, à l'occasion d'un congrès d'organistes américains. C'était quelque chose d'assez pittoresque car nous sommes retrouvés à près de 1700 organistes dans le même hôtel. Et le jour du concert, il y avait un public de 5000 personnes ! C'était très impressionnant, mais j'avoue que j'aime cela, ce public nombreux. J'ai donc donné le premier concert toute seule. Et ce fut pour eux un "boom" de me voir arriver et faire tout le programme, avec mes chaussures à talons (car j'ai toujours joué en talons). C'était très embêtant pour mon mari de ne pas pouvoir jouer, car c'était le concert de présentation de l'Auteur. Il put tout de même venir saluer à la fin du concert, appuyé sur deux cannes. Mais il était déjà très connu, mois aussi d'ailleurs, avec nos disques Bach et surtout lui, par ses compositions. Il faut dire que les Américains se sont jetés sur ses oeuvres. Lorsqu'il a écrit, tout jeune, la Toccata ou le Veni Creator, ils ont tout de suite vu que c'étaient des pièces bonnes pour le succès, et elle sont devenues leur Æcheval de batailleÒ. Je crois que tous les organistes américains jouent sa Toccata. C'est une oeuvre très difficile, avec beaucoup de notes et de verve. Pourtant, mon mari n'aimait pas cette Toccata ; il avait vraiment proscrit cette oeuvre. Je sais qu'il y avait fait des coupures, que je n'ai jamais entendues. Je ne crois pas qu'elles aient été bonnes. A mon avis, il était trop sévère avec lui-même.
 
       - Ayant transcris les improvisations de Vierne et Tournemire, aimait-il improviser lui-même ?
 
Peu pour les concerts. Il improvisait plus volontiers au cours des messes, surtout les messes basses. Il faisait de très jolies improvisations au cours des offertoires et des communions. C'était des choses ravissantes, souvent issues du grégorien; il avait vraiment une âme grégorienne. Ce qui était aussi remarquable, c'était ses improvisations de "versets de Vêpres" . Il est dommage que cette tradition ait disparu. Lorsqu'il y avait le petit orgue et le choeur, il se régalait. A peine la chorale avait-elle terminé le verset grégorienne qu'il partait d'un seul élan.
On y retrouvait l'esprit de Tournemire qui puisait beaucoup dans la tradition de Solesmes et dont les improvisations étaient déjà célèbres de son temps. A propos de Tournemire, ses improvisations libres étaient très différentes de son "Orgue Mystique". Il y parait un peu guindé, ce qui n'était pas le cas dans la réalité. Il était capable de la plus grande douceur, mais il fallait aussi l'entendre sur le Tutti ! Mon mari m'a souvent donné des conseils pour l'interprétation des improvisations de Tournemire. Il est certain que si nous n'avions pas été mariés, j'aurais peut-être joué ces oeuvres moins fidèlement. Quant aux improvisations de Vierne, il n'y avait rien à dire. Ce sont des improvisations qui marchent droit, ce qui n'était pas le cas de Tournemire. Lui, il marchait comme il voulait !
 
       - Quels conseils vous donnait votre mari pour l'interprétation de ses oeuvres ?
Il faut être très fidèle à ce qu'il a écrit et ne surtout pas vouloir en ajouter ou changer quelque chose à la partition. Dans ces cas là, il se mettait en colère. Même pour les registrations, il avait des idées assez précises. Pour les tempi, crescendi et accelerandi, il était assez contre les interprétations "libres" de ses indications. Par exemple, à la fin de la Toccata, on trouve une série d'accords virtuoses. Mon mari n'aimait pas que l'on commence avec un rubato suivi d'un accelerando. Il avait horreur de cet effet de train qui se met en route. De même, à la fin de la fugue sur ALAIN, certains organistes font un accelerando qu'il n'aimait pas. Mais c'est un peu de sa faute, car il le nota dans la première édition. Mais une chose contrecarrait ce désir, c'est que ses mouvements de métronome n'avançaient pas. Quand il marquait = 60 puis le passage suivant = 62, cela n'avait aucun effet. Et si on prenait l'indication à la lettre, cela donnait subitement une dégringolade épouvantable au moment de l'accelerendo, ce qu'il avait en horreur. Mais cela fut modifié dans les dernières éditions.
 
      - Pouvez vous nous expliquer sa démarche musicale, sa perception  de la musique ?
Il était très minutieux dans son écriture; c'est pour cela qu'il n'est pas nécessaire d'en rajouter. Tout est écrit. Lorsqu'il indique un mouvement, un effet, il faut toujours le réaliser avec une certaine discrétion. Lui-même était très délicat dans ses propres interprétations. Elles étaient épanouies et épanouissantes, sans outrances. Il disait qu'il ne fallait pas se précipiter, mais jouer "gentiment". Mais toutes ces paroles et explications ne remplacent pas l'écoute de ses oeuvres enregistrées par lui et moi-même, si vous le permettez ; je n'aurais de toutes façons pas pu laisser éditer mes interprétations s'il n'avait pas été d'accord.
 
      - Pourquoi. Duruflé a t-il peux composé après les premières grandes oeuvres ?
Il faut comprendre qu'une oeuvre comme le Requiem compte tout de même 9 pièces, toutes très réussies. Pour écrire, il composait chez sa mère, l'été. Il allait s'enfermer le soir, dans l'église, pour aller parachever ce qu'il avait écrit dans la journée. Et lorsqu'il était chez lui, à Louviers, il n'avait qu'un piano, un Elke droit. C'est d'ailleurs sur ce piano qu'il composa le Requiem. De plus, il composait lentement, avec une conscience extraordinaire, ne laissant rien passer. Et lorsqu'une oeuvre était terminée, il la revoyait encore, avec minutie. Il allait jusqu'à rendre visite à des personnalités comme Nadia Boulanger ou Jean Gallon pour leur demander leur avis, si l'oeuvre était bien pensé, bien équilibrée. Il avait aussi peur de la longueur, une des raisons de son désintérêt de la Toccata. Il était aussi très pris par sa carrière de concertiste, de professeur au Conservatoire, d'organiste de St Etienne du Mont et au Conservatoire Américain de Fontainebleau pendant l'été. Il ne faut pas oublier non plus qu'il a fait quantité de transcriptions de ses oeuvres. Par exemple, pour le seul Requiem, il l'a d'abord écrit pour pour orchestre, chÏur et orgue réduit, puis pour orgue seul et chÏur et chÏur et petit orchestre, afin de faciliter des exécutions avec des possibilités très variées. De même, ses Trois Danses pour orchestre ont aussi été écrites pour piano seul, piano à 4 mains et 2 pianos. Et tout cela représente un travail énorme. Ce n'était pas un compositeur "à la chaîne".
 
      - Il a très bien connu Francis Poulenc, je crois. Pouvez-vous nous parler de sa coopération au Concerto pour orgue ?
Oui, en effet, il l'a très bien connu. Il lui a entièrement fait les registrations du Concerto. Poulenc entendait ce qu'il voulait, en faisait part à mon mari qui les lui notait. Un jour, Poulenc lui demanda : "Ici, je voudrais de ces sons, vous savez, qui sont un peu ennuyeux". Et Maurice de répondre : " Ah oui, je vois. Vous voulez sans doute parler des Fonds de 8". Et Poulenc était très heureux du résultat. C'est d'ailleurs mon mari qui en fit la création à St Etienne du Mont. Cet enregistrement eut un grand succès à travers le monde. En effet, tout le monde connaissait Maurice Duruflé en tant qu'`interprète et compositeur, mais personne n'avait encore entendu le son de notre orgue à l'étranger. Les gens furent ravis d'entendre les sonorités de cet orgue et l'acoustique extraordinaire de cette église.
 
      - Vous avez enseigné très longtemps et formé de nombreux organistes, essentiellement des Américains...
J'ai enseigné dès que j'ai commencé à jouer de l'orgue, c'est à dire toujours. Mais je n'ai gardé la classe de la Schola Cantorum que pendant 2 ou 3 ans. J'ai été vite lassée, car je trouvais qu'on me donnait trop d'élèves. Puis j'ai essentiellement donné des cours privés dont un très grand nombre à es organistes américains qui venaient en France. Ils étaient tellement heureux de pouvoir travailler le musique de Duruflé avec Me Duruflé, sur l'orgue des Duruflés !
 
      - Justement, comment votre mari, dans la lignée d'un Franck, abordait-il la musique de Bach ?
Mon mari jouait Bach avec un grand sérieux. Chaque note devait signifier quelque chose. Il n'y avait aucune raison de jouer de l'orgue comme du clavecin. D'ailleurs, lorsque nos enregistrements de Bach sont ressortis en CD, j'ai eu la surprise de lire de bonnes critiques, alors que notre façon de jouer va à contre courant de ce qui se fait actuellement, ce battage sur la façon de bien jouer Bach, tout staccato. L'article disait en substance que c'était une façon de jouer Bach que l'on entend plus aujourd'hui, mais qui était "défendable" et en tous cas à connaître. Encore un fois, je suis persuadée que c'est la sensibilité qui fait la qualité. J'ai lu que lorsque Bach écrivait ses cantates ou certaines autres oeuvres, il lui arrivait de sangloter. Bach ! Et bien je vais vous faire une confidence que je n'ai encore jamais dite : mon mari m'a avoué que lorsqu'il écrivit son Requiem, il avait pleuré plusieurs fois. Cela m'a beaucoup ému. Il est certain que dans l'Agnus Dei ou l'In Paradisum, le thème est si sensible et si parlant que cela ne m'étonne pas qu'il ait pleuré.
 
      - Pour finir cet entretien, quelques mots sur les restaurations d'orgue, peut-être ?
Chaque fois que l'on touche à un orgue très célèbre comme Notre Dame de Paris,il y a des protestations la plupart du temps, entre ceux qui ne reconnaissent plus l'instrument et ceux qui sont plus favorables au changement. Je dois dire que j'ai été très heureuse de mes derniers concerts à Notre Dame.... malgré un crescendo en panne, des cornements et des jeux manquants. Mais le public a été très compréhensif. Quant à St Etienne du Mont, après la première restauration de 1958, j'avoue avoir été déçue. Il sonnait vert et acide. Mais après la dernière restauration et harmonisation de 1992 par Bernard Dargassies, l'orgue est redevenu superbe!
 
 
 
 
 
Marie-Madeleine Duruflé à Paris le 7 avril 1999.
Quelques personnes ayant connu Madame Duruflé et ne l'ayant pas rencontré depuis un certain temps, m'ont fait le reproche d'avoir publié cette photo.
Tout d'abord, dans l'article original publié dans le journal "Organ", on trouve deux autres photos : l'une, très souriante, à la console de l'orgue de la Salle Marcel Dupré à Meudon, l'autre à la console de St Etienne du Mont avec son mari.
Cette photo prise au moment de l'interview correspond à la réalité d'alors, je crois qu'il était juste de la publier. Et n'ayant jamais eu la chance de rencontrer Madame Duruflé avant notre entretien, ce sera l'image que je garderai d'elle.... ainsi que son humour, sa simplicité et sa gentillesse.